ART ET SCIENCE ET LA JONCTION OÙ VOIR ET INVENTER

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Pourquoi donner temps et attention au couplé art-science ? Après plusieurs mois de réflexion et d’écriture autour d’aspects liant – ou ne liant pas – l’art et la science, un constat fait jour : leur relative complémentarité. Si ladite complémentarité nous semble aller de soi (à nous, contributeurs de ce blogue et communauté sporobolienne), peut-être n’en va-t-il pas de même pour tous. Une réflexion spécifique en ce sens s’impose.

Le texte qui suit tente de comprendre ce que signifie le fait d’être complémentaire ; interroge le regard comme mécanisme de reconnaissance d’une réciprocité ; examine les contextes dans lesquels peut se déployer une inventivité mutuelle ; pose la question du tiers parti dans la rencontre entre art et science ; identifie le « manque » comme moteur de complémentarité ; et termine sur l’idée d’aller au-delà du manque initial, de même que de faire usage de croisillons.

Ce texte n’a aucunement la prétention de répondre de manière définitive à la question du pourquoi du tandem « art-science ». Il s’agit d’un texte spéculatif qui ne fait que rassembler certains éléments de réflexion sur le sujet.

 

Art & astrologie ?

Pourquoi « art & science » plutôt qu’autre chose ? Pourquoi pas « art & économie », « art & histoire » ou « art & politique » ? L’économie, l’histoire et la politique ne sont-ils pas, tout autant que la science, des aspects fondateurs de nos sociétés contemporaines ? Ou encore « art & philosophie » : ce couplé ne serait-il pas tout aussi pertinent en terme de réflexion fondamentale ? Le fait d’avoir identifié la science comme un vis-à-vis méritant un statu de miroir réflexif – déformant et reformant selon les paramètres de réflexion, et à ce titre, tout est possible – constitue en soi un aveu de réciprocité entre science et art. Il s’agit aussi d’une préséance de la science sur les autres « catégories » susmentionnées comme interlocuteur et interacteur privilégié devant l’art. C’est aussi dire qu’art et science s’attirent et s’opposent comme le font signes de terre et d’eau, de feu et d’air, dans les fables astrologiques de l’inframonde ésotérique. Cette analogie manque de sérieux, j’en conviens (j’ai plaisir à manquer de sérieux – c’est important le plaisir), mais elle a le mérite de faire image. Il s’agit d’illustrer la différence radicale entre deux pôles tout en montrant par quel effet puzzle ils parviennent à s’imbriquer : les herbes grasses et la sécheresse désertique, la transparence et l’opacité, le jour et la nuit, la clarté et le mystère, les pulsions de vie et pulsions de mort – autant d’oppositions qui, en coexistant, constituent une complétude, un tout s’équilibrant. C’est la radicalité de la différence qui autorise la complémentarité : et cette différence doit rejoindre l’extrémité des pôles. Si la différence n’est pas suffisamment marquée, on se trouve dans un autre registre. On parlera alors peut-être de variation ou d’inégalité, de ressemblance ou de dissonance, de variété ou de disparité. La différence, lorsqu’elle s’assimile à une simple variation, s’apparente à une continuité quasi linéaire où le face-à-face de la rencontre n’a pas lieu. Le couplé art & science présente le privilège de cette radicalité sous plusieurs aspects. Parler de privilège sous-entend qu’il s’agirait d’une « élection » au sens où l’un élit l’autre de manière à se priver des autres options possibles et d’en faire ainsi son droit. Ils se privilégient – parfois sans même sans s’en rendre compte.

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Comment on regarde ; ce que l’on voit

Art & science, par cette différence radicale qui les sépare – et par le fait même les situe en vis-à-vis –, sont amenés à dialoguer. On peut se demander de quoi la science a-t-elle besoin que l’art puisse lui apporter ? Et inversement, de quoi l’art a-t-il besoin que la science seule puisse pourvoir ? Car c’est bien là la raison de leur échange : l’un et l’autre ont quelque chose à se dire qui ne ferait aucun sens en dehors de leur tandem. L’art exprime à la science des « choses » qu’elle ne dirait à personne d’autre. Inversement, la science a pour l’art des adresses exclusives, voire des secrets.

Il est tentant de dire que l’art apporte une part d’irrationalité qui manque à la science, alors que la science au contraire amène vers l’art des fondements et une logique qui peuvent agir comme des balises. Il y a certainement un peu de cela, mais ce serait trop simple. Rien n’est simple. Le regard, par exemple, n’est pas simple. Regarder implique notamment des points de vue. Une multitude de points de vue possibles entre alors en jeu, faisant du regard un « geste » paradoxal, où tout détail peut être considéré et mis à égalité avec les autres. Le regard peut très bien être une opération dynamique de mise à plat. Il peut aussi être sélectif et réclamer qu’une attention soit portée sur des éléments spécifiques. De cette manière il fait exister la partie pour le tout – ce qui peut remettre en question ledit tout. Outre ce qui est regardé à proprement parler, il y a différents niveaux de regards qui dépendent de ce que l’on y met. Y place-t-on de l’interrogation ou de l’affirmation ? Contient-il des à priori, de la connaissance ou au contraire est-il plutôt indifférent, ou même ignorant ? Y a-t-il des émotions logées dans ce regard ? Est-il traversé d’un biais esthétique, intellectuel, conceptuel, historique ? Est-il habité d’une intention ?

Et comment l’art regarde-t-il la science ? Quel-s regard-s y pose-t-il à travers son biais intrinsèquement artistique ? Que voit-il ? Que voit-on lorsque l’on regarde quelque chose ou quelqu’un qui nous est complémentaire ? Sait-on réellement ce que l’on voit ? Perçoit-on cette complémentarité ? La complémentarité est-elle une chose visible ou la constate-t-on seulement à postériori ? Et que voit la science lorsqu’elle regarde l’art ? Car bien sûr, l’un ne voit pas la même chose que l’autre, et ne sait pas ce que l’autre voit. Et qu’est-ce qu’on voit exactement dans un regard si ce n’est son propre reflet, augmenté d’altérité. Le regard est un miroir sans tain : il voit ce qu’il est capable d’y projeter qui puisse s’y refléter et le traverser tout à la fois. Dans ce retour du reflet, ce qu’il voit lui appartient en propre mais pas que. Ce que l’on voit dans un regard, c’est toujours soi-même plus ce que l’on regarde. Ce faisant, cet amalgame peut prendre différentes formes : une superposition, une juxtaposition, un entrelacs, un remix, etc. Ce que capte le regard est traité, une perception x est éventuellement acheminée vers la pensée. Quand l’art regarde la science, il voit assurément ce qu’il peut y avoir d’artistique dans la proposition scientifique en cause. Inversement, le regard que pose la science sur l’art cherche à identifier ce qui pourrait relever d’une logique scientifique. Mais au-delà de leur différence radicale qui oriente leur regard, ils se reconnaissent à travers la créativité et l’inventivité qui les habitent. Leur inventivité réciproque créé une forme de reconnaissance mutuelle muette : on arrive à voir ce que l’on connaît, et ce qu’il y a de soi-même dans l’autre. Ils voient qu’ils inventent, trouvent et découvrent. Qu’ils créent et imaginent.

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Inventer des contextes pour déployer l’inventivité et la (nécessaire ?) présence d’un tiers entre science et art

En se reconnaissant partiellement l’un dans le regard de l’autre, art et science s’authentifient mutuellement. Ici, la question de l’inventivité réciproque n’est pas anodine. L’art comme la science cherche et invente tout à la fois. Inventer c’est tout autant trouver-découvrir que créer-imaginer [quelque chose de nouveau]. La science assurément, se reconnaît mieux dans le duo trouver-découvrir, alors que l’art est en directe parenté avec créer-imaginer. Ce dosage est cependant variable. Imprévisible aussi. À travers une certaine irrégularité, l’inventivité de l’un comme celle de l’autre prendra ses assises – au besoin – dans la découverte et/ou la création. Dans les deux cas, cette inventivité n’est pas magique : elle est préalablement menée de main de maître par de la recherche, laquelle se poursuit en filigrane tout au long du processus. L’inventivité peut avoir lieu sur le coin de la table comme au coin de la rue, ou pas. Il lui faut parfois des contextes spécifiques, des occasions favorables, des lieux et temps dédiés. Longtemps restée cachée aux yeux de l’un et l’autre, cette inventivité mutuelle va désormais au-delà du simple regard. Alors que s’affirme de plus en plus un désir réciproque de collaboration entre artistes et scientifiques, les initiatives suivent et voient le jour un peu partout, ici comme à l’international. La publication The Practice of Art and Science (Gerfried Stocker et Andreas J. Hirsch, 2017, Ars Electronica) offre un survol – essentiellement européen – de ce type de contextes/occasions/lieux.

Cette curiosité partagée a généré à ce jour de nombreuses initiatives de collaboration art-science, dont des résidences artistiques en milieu scientifique. Par exemple au CERN à Genève en Suisse, l’ESO (European Southern Observatory) près de Munich en Allemagne, l’ESA (European Space Agency) basé à Paris, les résidences d’artistes du STEAM dont le Fraunhofer MEVIS (Institute for Medical Image Computing) en Allemagne. En Amérique et à plus petite échelle, figurent des initiatives dont les résidences « Interface » de Sporobole en collaboration avec l’Université de Sherbrooke et, pour 2018-2019, avec l’Observatoire du Mont-Gégantic, l’Institut de recherche sur les exoplanètes – iREx et l’Astrolab du Mont-Mégantic. Au regard de cette brève – et absolument non exhaustive – énumération, il est intéressant de noter qu’il s’agit, pour la plupart, d’initiatives qui ont bénéficié de tiers parti afin d’être mises en place, et en ce qui concerne leur gestion. Ni artistes ni scientifiques, des professionnels de l’art sont quasi invariablement à la gouverne de ces résidences. Dans le cas du CERN, du MEVIS et de Sporobole notamment, ce ne sont pas les milieux scientifiques eux-mêmes qui tiennent les rênes mais bien les centres d’artistes et travailleurs culturels qui y travaillent. Sporobole étant lui-même un centre d’artistes cela va de soi, le STEAM Imaging Artist Residency au MEVIS est un programme piloté par Ars Electronica et au CERN, les résidences du programme Arts@CERN sont dirigées par Monica Bello, commissaire indépendante et critique d’art ; alors que le programme spécifique Collide@CERN a été créé par Ariane Koek, directrice artistique et productrice culturelle. Ce ne sont là que quelques exemples. Cela me semble néanmoins significatif de constater l’importance d’un tiers assurant une forme de liaison dans l’actualisation de ce type de projet collaboratif. Et que cela signifie-t-il sinon que la présence d’un troisième regard est (peut-être) nécessaire afin de « voir » qu’il peut ressortir quelque chose de cette rencontre. C’est comme si, dans le jeu des regards et de la reconnaissance d’une réciprocité x, la présence d’un tiers parti se positionnait de manière à dévoiler la perspective qui, très précisément, manquait à l’ensemble du tableau. Cela dit, il ne s’agit que d’une hypothèse. Une piste parmi d’autres où faire courir la pensée.

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Aller au-delà de ce qui manque

Yeux dans les yeux, ils se reconnaissent, reconnaissent leur inventivité mutuelle et leur curiosité réciproque, mais qu’en est-il plus concrètement ? Quelle est cette complémentarité ? Quelle forme prend-t-elle ? Comment se manifeste-t-elle ? Est-elle visible ? Ou bien est-ce plutôt l’intangible manifestation de forces vives… Ou ésotériques ? Sur quoi se fonde un principe de complémentarité ?

Ce qui complète est aussi ce qui manque et, souvent, ce qu’il nous manque pour accéder à quelque chose – une connaissance, un savoir-faire, une technique, un résultat – ce sont des outils. Ceux-ci peuvent prendre différentes formes : un texte, un atelier, un tutoriel, un marteau ou un microscope, un voyage ou une conversation. On peut aller chercher soi-même les outils convoités, encore faut-il savoir ce qu’il nous manque. Un tiers parti peut aussi jouer ce rôle, celui d’identifier ce qui manque. Il peut non seulement désigner quels outils sont nécessaires à la tâche, mais également imaginer quels outils pourraient transmuer ladite tâche et en révéler le potentiel artistique ou scientifique – sommes-nous devant une œuvre en devenir ou une découverte imminente ? Il s’agirait ainsi d’aller au-delà des besoins identifiables et d’y projeter ce qui pourrait y fleurir, d’y figurer un développement, percevoir le ferment de ce qui est absent, latent. Peut-être peut-on parler d’intuition, de cultiver une certaine vision, de prendre des risques aussi. Qu’il y ait un intermédiaire – comme un travailleur culturel ou un commissaire – ou pas, il faudrait idéalement être capable d’aller au-devant de ce qui manque pour générer une complémentarité agissante. Imaginons par exemple qu’un artiste s’intéresse à des problématiques d’observation astronomique : on lui donne alors accès à un puissant télescope, on le forme afin qu’il puisse manœuvrer l’outil, on lui octroie une période de temps pour se familiariser avec cet environnement, on aménage des rencontres entre l’artiste et le scientifique – ici, attention, effet miroir – des rencontres sont aménagées entre le scientifique et l’artiste, on invite le scientifique à visiter l’atelier de l’artiste, on lui présente sa démarche artistique et lui explique le projet en cours, on lui demande de partager son point de vue de scientifique sur les questions abordées puis – autre effet miroir, nouvel angle – on lui offre l’accès aux outils et aux matériaux de l’atelier afin de réfléchir à ses propres recherches qui recouperaient les intérêts de l’artiste. On propose au scientifique de s’investir, d’une certaine manière, dans le projet et on suggère que l’artiste puisse porter un regard sur les recherches du scientifique. Ce faisant, on fait en sorte de croiser les regards et, par extension, croiser les pratiques. Miroir et fumée : une certaine magie est invitée à opérer.

Ce qui manque à l’un ne manque pas nécessairement à l’autre. Le scientifique n’a pas forcément besoin de pinceaux, d’argile, de caméra vidéo ou de logiciel 3D – quoiqu’il est possible que oui. De même, un équipement scientifique x ne fait pas obligatoirement l’objet de convoitise d’un artiste. Il y a donc d’une part ce qui manque, qui va définir une trajectoire plus ou moins anticipée, et ce qui ne manque pas, qui ouvrira peut-être le chemin de territoires fertiles et indéfrichés. Ce risque est à prendre, c’est la condition d’épanouissement des possibles. Et il semble qu’un tiers parti soit une option à considérer en terme d’orchestration des croisements.

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Croisements et croisillons : ce qui soutien

L’usage de croisillons a généralement pour but de soutenir et de solidifier une structure par le croisement de certains de ses constituants – je pense très exactement aux croisillons de mon étagère IKEA (je sais, c’est une référence de haut niveau). En examinant ce qui se croise précisément lorsqu’ils se rencontrent, il en ressort que ce qui traverse de l’art vers la science et inversement, de la science vers l’art, soit souvent de l’ordre de l’outil. Prenant différentes formes, comme précédemment mentionnés – une lecture, un espace de travail, un tutoriel, un marteau ou un microscope, une rencontre ou une conversation – ces outils deviennent de véritables croisillons voués à solidifier le couple que forme l’art et la science. C’est dans le croisement même, dans cet exercice répété de la rencontre et de l’échange – que plusieurs structures et organisations s’efforcent actuellement d’orchestrer au mieux des aspirations et des désirs et des besoins et au-delà – qu’art et science peuvent apprendre à se soutenir l’un l’autre et à (se) partager leur perspective réciproque sur le monde. À force d’essais-erreurs, de rendez-vous manqués (car il y en a), de prises de risque, d’invitations et d’intrusions, il semble qu’on puisse espérer quelque chose et même plus – il faut, entre autre chose, savoir regarder.

 

Nathalie Bachand

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Images : captures d’écran dans Word, sauf Signes astrologiques, Perspective et Croisillons : Google Images.